PAV living room: habiter la transition pour réinventer l’urbain
Entretien
Avec PAV living room, Blerta Axhija, Marine Evrard et Nina Guyot ne se contentent pas d’observer la transformation du PAV : elles l’habitent, l’interrogent et le mettent en scène convaincues qu’il faut s’approprier le présent, plutôt que d’imaginer un futur hypothétique. Leur approche invite à repenser la ville comme un processus continu, où la transition devient un territoire d’expérimentation et d’invention collective.
Artikel auf Deutsch : «Wie leben wir heute in Räumen im Wandel?»
Portées par une énergie débordante pour agir sur la ville en devenir, Blerta Axhija, Marine Evrard et Nina Guyot n’ont pas attendu d’établir leur pratique pour s’emparer des territoires en mutation. Depuis deux ans, les trois curatrices du cycle PAV living room questionnent, expérimentent et réactivent les interstices du secteur Praille-Acacias-Vernets (PAV), l’un des plus vastes chantiers urbains d’Europe, en y orchestrant des expériences urbaines éphémères.
Performances, installations, conférences, promenades, repas et explorations spatiales de tout genre transforment temporairement des lieux anodins en laboratoires d’usages à ciel ouvert. Leur ambition? Donner corps à la transition, cet état mouvant et souvent invisible des villes en mutation.
En rassemblant artistes, architectes et curieux·se·x·s de l’urbain autour d’interventions in situ, elles démontrent que la transition urbaine n’est pas un état latant, un entre-deux, une pause, mais une réalité à part entière. Une réalité que l’on peut habiter dès aujourd’hui. Leur travail repose sur l’idée que l’urbanisme est un processus vivant, nourri de récits collectifs et d’expériences plurielles, loin des imaginaires figés du futur.
Rencontre avec ces activatrices d’espaces en transition et «doyennes» des vides du PAV.
Yony Santos: Vous êtes les fondatrices de PAV living room. Quelle est l'origine du projet?
Blerta Axhija : Tout a commencé en 2022, lorsque j’ai intégré le programme «Art et Territoire» de l'Embassy of Foreign Artists (EOFA) à Genève. Pendant trois mois, j’ai exploré les mutations du secteur Praille-Acacias-Vernets (PAV), un territoire de 140 hectares promis à une transformation sur plusieurs décennies. Ayant habité pendant la résidence dans le PAV, j'ai réalisé l'importance de l'appréhension sensible d'un site et de la place laissée à l'expérimentation et à l'imprévu, qui font parfois défaut aux grands projets urbains.
J’ai partagé mes réflexions avec Nina, et nous avons fondé l’association PAV living room pour pousser plus loin cette exploration en initiant des actions concrètes sur le terrain. Après la résidence, nous avons démarré le projet avec une exposition et une première série d'interventions sur site, puis Marine nous a rejointes dès la deuxième édition. Depuis, nous avons organisé plus de trente interventions urbaines, toutes liées à la question de la transition.
Vous proposez une série de performances, installations et scénographies dans l’espace public depuis deux ans. Quel sont les buts de ces interventions?
Nina Guyot: Nous voulons déplacer le regard sur le PAV. On parle souvent de ce quartier au futur, en projections, en maquettes, en images de synthèse. Mais que fait-on du présent? Comment habite-t-on des espaces en transition, aujourd’hui? Comment nourrit-on de nouveaux imaginaires? Comment donne-t-on une consistance à un lieu en devenir? Nos interventions cherchent à rendre perceptible cette réalité dite temporelle ou intermédiaire. À activer le présent.
Marine Evrard: Les performances que nous organisons transforment temporairement des sites du PAV et permettent de s’approprier ces espaces autrement. Les projets s’ancrent à la réalité du site. Ils permettent aux habitant·e·x·s, aux travailleur·euse·x·s, aux visiteur·euse·x·s de vivre autrement ces espaces qui, souvent, leur échappent. L’idée est de multiplier les imaginaires possibles et de questionner leur devenir en l’expérimentant concrètement.
Nous en profitons aussi pour interroger des questions périphériques telles que la temporalité des projets de cette envergure, les outils adoptés pour planifier ce type d’opérations urbaines ou l’obsession de figer des images à si long terme. PAV living room repose sur un désir évident de regarder au-delà des marges de l’urbanisme conventionnel.
Votre pratique oscille entre curation artistique, performances urbaines et recherche spatiale. Comment la définissez-vous?
Blerta Axhija: Notre démarche est hybride. Nous menons une recherche sur les outils de conception et de représentations de l’urbanisme, qui prend la forme d'une série d'interventions, soutenue par une exposition et un magazine. Nous mettons en réseau divers professionnel·le·x·s, fabriquons ensemble des représentations urbaines, tout en expérimentant des lieux existants. Nous sommes architectes, mais notre approche tend à repousser les limites de la discipline. Nous aimons confronter notre lecture du site à celle d'acteur·rice·x·s qui perçoivent différemment les questions que nous débattons.
Les interventions prennent différentes formes : parfois, un·e·x intervenant·e·x choisit un site et nous l’accompagnons dans la mise en œuvre de son projet. D’autres fois, c’est une question qui nous guide, et nous cherchons l’espace qui permettra d’y répondre.
Marine Evrard: Chaque intervention, que ce soit une performance, une installation ou une discussion, est un dispositif scénographique qui transforme un espace pour un temps donné. Cela nous permet de tester des usages transitoires et d’imaginer d’autres lectures des sites. Globalement la recherche adopte une démarche empirique, évolutive et polymorphe, offrant simultanément un espace d’expérimentation et de réflexion à partir de l’expérience directe du territoire.
Pourquoi avoir choisi le terme «living room»?
Nina Guyot: Parce que nous accueillons des gens, comme dans un salon, mais à ciel ouvert. Chaque vendredi, nous recevons le public pour un événement sur site. Au-delà de ces moments ponctuels, nous habitons ces lieux en permanence, en préparant, en testant, en imaginant la suite.
Nous veillons à chaque détail, de l’accueil à la mise en place des projets, jusqu’au nettoyage du lendemain. Ces espaces ne nous appartiennent pas, mais nous les investissons temporairement, comme pour expérimenter une autre manière d’être en ville.
Votre démarche influence-t-elle réellement la transformation du PAV?
Blerta Axhija: Nous ne cherchons pas à impacter directement les décisions politiques ou l’image future du PAV. Ce qui nous intéresse, c’est l’expérience immédiate du territoire. Notre approche n’a pas vocation à produire un urbanisme institutionnalisé, mais à interroger notre façon d’occuper la ville.
Marine Evrard: Nos interventions provoquent une réflexion collective. Elles posent la question : comment habite-t-on un espace en transformation ? Ce sont ces interrogations qui, à terme, peuvent influencer la manière dont on conçoit l’urbanisme. La période transitoire sera tellement longue qu’il faut vraiment la considérer comme une réalité à part entière. Nous espérons surtout que notre démarche bouscule les esprits plutôt que les formes.
Vous avez rassemblé un public composé majoritairement de professionnel·le·x·s de l’urbanisme attiré·e·x·s par les méthodes alternatives. Comment toucher également les autres faiseur·euse·x·s de ville?
Marine Evrard: Il est vrai qu’au fil des événements, nous avons réuni majoritairement un public de professionnel·le·x·s partageant un même intérêt pour les questions urbaines et architecturales soulevées. Cela traduit une forte envie d’habiter des lieux en transition, de les explorer autrement. D’êtres curieux. Mais aussi de mettre en résonance ces recherches éparses sur le territoire du PAV et favoriser une réflexion collective.
Un exemple marquant est celui des comètes lumineuses tirées depuis les tours de Carouge pour questionner les futurs gabarits du quartier Grosselin. Elles ont suscité des réactions immédiates, y compris auprès de personnes totalement extérieures aux cercles de l’architecture et de l’urbanisme.
Comment archiver ou cartographier cette production foisonnante?
Blerta Axhija : C’est notre grand débat interne. Nous avons produit une multitude de formats : films, manifestes, promenades, performances, installations immersives, dispositifs mobiles, projections vidéo, visites nocturnes, ... Comment rendre compte de cette matière si divergente ? Il ne s’agit pas seulement d’un inventaire, mais d'asseoir la matière accumulée au fil du temps pour documenter ce site en transformation et tisser un discours collectif pérenne.
Marine Evrard: Ces interventions ne peuvent pas se figer en photos ou en schémas. Elles relèvent du moment collectif, de l’immédiateté du partage. Nous explorons donc des formes d’archivage hybrides : un espace dédié sur notre site internet, mais aussi la possibilité d’un lieu physique regroupant les expositions, des traces des multiples interventions sur site et la documentation des recherches.
Et la publication?
Nina Guyot: Parallèlement aux actions sur le terrain, nous développons une recherche qui se matérialise entre autres dans une publication: le magazine PAV living room. Il permet d'approfondir les réflexions soulevées lors de la série d'interventions. Le premier numéro, Imaginaires en Situation, pose une série de postulats qui lient nos réflexions et ouvrent des perspectives pour la suite. Ce format nous permet aussi de recevoir des contributions externes enrichissant les réflexions sous d'autres prismes.
Nous venons justement de conclure l’appel à contributions pour le deuxième numéro intitulé «Territoires du temps».
Votre démarche s’inscrit-elle dans le champ de l’architecture?
Marine Evrard: Exercer comme architecte, ce n’est pas seulement « construire ». Nous pensons que notre rôle est d’offrir des espaces à habiter, et cela passe parfois par d’autres formes que le bâti.
Blerta Axhija: Notre génération a cette liberté d’explorer différentes manières de pratiquer. Nous ne nous privons pas des outils traditionnels, mais nous dépassons les cadres préétablis pour penser la ville autrement.
Quelles leçons tirez-vous de ces deux années d’exploration?
Nina Guyot: Le PAV est un territoire extrêmement complexe : il implique une diversité d’acteur·rice·x·s, des enjeux fonciers et économiques, des réglementations, des habitant·e·x·s déjà présent·e·x·s et des usages en mutation.
Notre approche est conçue pour s’adapter à cette réalité mouvante et temporelle. Plutôt que de proposer des interventions rigides, nous fonctionnons par ajustements successifs. Les explorations doivent être suffisamment flexibles pour évoluer avec le site, ses contraintes, ses opportunités, et parfois ses imprévus. Cette adaptation aux situations inconnues est un enjeu que partagent tous les projets que nous avons accompagnés.
Quel avenir pour PAV living room?
Nina Guyot: Nous voulons poursuivre cette dynamique exploratoire, documenter nos recherches, et inscrire nos actions dans le temps. La transition du PAV durera des décennies, et nous pensons que cette phase mérite une attention particulière. À long terme, nous espérons que notre travail encouragera d’autres initiatives, et que la transition sera reconnue comme un véritable état de la ville, et non comme une simple attente du projet final.
Marine Evrard: La pérennisation du projet se fait par stratification. Elle viendra justement de la régularité de ce processus fondé sur l'expérimentation de nouvelles pratiques urbaines et des dialogues instaurés au fil du temps.
Blerta Axhija: Ce qui nous tient à cœur est d’inscrire la «transition» au cœur des réflexions urbaines. La cohabitation entre projets futurs et activités industrielles actuelles est une réalité amenée à durer des décennies. Il n’y aura sans doute pas de ville figée comme prévu dans les rendus d’architectes, mais une transformation continue à accompagner.
À propos des curatrices:
Blerta Axhija
Architecte EPFL
Blerta Axhija est architecte, co-fondatrice du collectif vendredi, dédié à des projets transdisciplinaires en architecture et urbanisme, ainsi que de l’Association PAV Living Room, engagée dans l'exploration de l'état transitoire du territoire Praille-Acacias-Vernets. Son parcours l’a menée entre Zurich, Lausanne et Genève, oscillant entre pratique en bureau et engagement académique, nourrissant ainsi une approche ancrée dans la recherche et l’expérimentation.
Marine Evrard
Architecte HEAD / KONSTFACK
Marine Evrard est architecte d’intérieur, elle collabore depuis 2023 avec le bureau d'architecture Sujets Objets/ à Genève où elle expérimente la capacité des infrastructures urbaines et ouvertes à répondre à des potentiels multiples à travers une approche sensible de la valorisation de l'existant. En 2024, elle rejoint l'association PAV living room, engagée dans l'exploration de l'état transitoire du territoire Praille-Acacias-Vernets.
Nina Guyot
Architecte EPFL/ETH
Nina Guyot est architecte, co-fondatrice du collectif vendredi, dédié à des projets transdisciplinaires en architecture et urbanisme, ainsi que de l’Association PAV living room, engagée dans l’exploration de l'état transitoire du territoire Praille-Acacias-Vernets. En 2024, elle rejoint le comité de programmation de la Fondation Pavillon Sicli et, depuis 2025, elle enseigne à l’ETH aux côtés des professeurs Adrien Comte et Adrien Meuwly.
PAV living room | Intervenant·e·x·s | 2022-2024
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En lien :
- L’art comme méthode, TRACÉS 2022/10
- Ce que l’art fait à l’urbanisme (et vice-versa), article de Thierry Maeder, octobre 2022