Dessine-moi une aire de jeux
"L'être est un enfant qui joue. A l'enfant la royauté" Héraclite
Les espaces de jeu destinés aux enfants sont conçus par des adultes. Est-ce parce que l’enfant représente toujours une force irrationnelle à dompter, en tête d’un cortège auquel prennent part le fou, l’animal et le primitif, qu’il n’est pas consulté ?
La question à poser est plutôt celle-ci : comment l’enfant s’y prend-il pour aménager son propre espace de jeu dans l’aire qui lui a été réservée à cet effet ? C’est cette question qui guide la démarche de l’urbaniste portée sur les diverses possibilités que les enfants peuvent tirer de l’espace et travaillant en même temps pour sa sûreté (sol revêtu, clôture extérieure, matériau solide, etc.). On tend ainsi à composer un lieu en retrait, dans un espace fermé où l’on protège les enfants des voitures, des prédateurs de toute sorte, des plus grands, par la pose d’une clôture et par des signalétiques destinées aux parents et accompagnateurs. Il faut à la fois garantir la sécurité des petits et rassurer les grands. Souvent, il s’agit d’un espace dans un espace qui est lui-même protégé par une clôture (en France, les aires de jeux sont systématiquement clôturées, contrairement à ce qui prévaut en Suisse et aux Pays-Bas).
L’espace de jeu recréé par l’enfant n’est pas la même chose que l’aire de jeux imaginée par les adultes. Cet espace n’est pas dessiné à l’avance : il se réactualise chaque fois qu’il y a jeu. Autrement dit, la fonction de l’aménagement d’une aire ludique consiste exclusivement à limiter un espace par rapport à d’autres. Du point de vue de l’enfant, tout espace est un espace de jeu potentiel. L’enfant explicite son rapport au monde par le jeu. Ce n’est pas un hasard si dans « l’enfant joue », le grec ancien donne à voir une tautologie o pais paizei.
Tout objet d’usage se définit par son utilisation, en référence à un registre d’activités prédéfinies (le marteau pour marteler, le clou pour accrocher, le mur pour protéger, etc.).
Avec le jeu, chaque objet est susceptible de quitter son rôle utilitaire. Tel manche à balai, tel tapis servira à voler dans les airs, à combattre des dragons. L’enfant sort l’objet du complexe ordonné d’outils dans lequel il prend habituellement place et le coupe de sa finalité. Pour jouer, il n’est nul besoin d’espalier, de jeux sur ressort, de toboggan et de balançoire. L’enfant rend floue l’opposition jeu/sérieux que nous instituons ordinairement. Ces outils destinés spécifiquement par les adultes aux jeux des enfants et qui ne sauraient avoir d’autre fonction ne font que réintégrer les activités des enfants dans le monde structuré du travail. Ce sont des choses pour jouer et elles sont placées dans un espace finalisé.
Allons plus loin : les jeux dans un parc expriment les rapports de force dont les adultes font l’expérience dans leur propre existence. Les grands jouent aussi à la guerre, ils montent sur la balançoire horizontale (tape-cul) dans les tribunaux,ils se mettent dans des miradors pour surveiller leurs congénères. De même que la plupart des aires de jeux sont créées sur le modèle d’un camp d’entraînement militaire, les champs de bataille constituent un espace de jeu avec ses règles illimitées pour la distribution des forces en présence.
Plus encore qu’une expression des adultes, le jeu est finalement un symbole du monde cet intervalle multiple d’espaces et de temps. Le monde ne se réduit pas à un complexe utilitaire, il est le jeu où le temps joue avec l’espace.
« L’être (aîon au sens de la durée éternelle) est un enfant qui joue. À l’enfant la royauté, » nous dit Héraclite. Le Spielraum est un espace-de-jeu-du-temps (Zeitspielraum).
La frontière entre un espace de travail sérieux et un espace de jeu fantaisiste réservé aux enfants se révèle en somme dérivée. Elle montre à l’origine qu’un lien privilégié unissait le jeu avec le sacré. Les dieux immortels, ne connaissant pas la douleur du travail, s’amusent de l’existence des mortels comme de jouets. Pendant que les dieux jouent, les humains se font la guerre. Mais la totalité des étants, les dieux inclus, est elle-même prise dans le jeu initial du monde. Tous les joueurs et les combattants sont dépassés par l’instance secrète, à propos de laquelle Héraclite parle indifféremment de jeu ou de guerre (polemos). Guerres et jeux se situent au-dessus de l’humain et du divin. Ils font que les mortels et les immortels s’affrontent, que la terre et le ciel se séparent, ils creusent des failles, ouvrent des espaces. Ils font naître un monde.
Karl Sarafidis, est docteur en philosophie de l'université Paris-Est Val-de-Marne